La Black Robe Brigade, ces avocats qui cassent les codes
Drapeau pirate comme emblème, ce collectif d’avocats en colère est vent debout contre la loi relative à la Sécurité globale. Depuis deux ans, il est présent dans de nombreuses manifestations, au nom de la défense des libertés. Ce glissement des prétoires à la rue est signe d’une évolution au sein de la profession.
Ce soir du mardi 24 novembre 2020, Marianne voit rouge. Le visage de la grande statue, au cœur de la Place parisienne de la République, reflète les lueurs des fumigènes craqués à ses pieds. Rassemblée pour protester contre la violente évacuation de migrants, deux jours plus tôt, la foule des manifestants lève les yeux et les téléphones : une dizaine d’avocats, en robes noires et drapeaux pirates à la main, est partie à l’abordage du monument.
Une inscription « Black Robe Brigade » (BRB) transparait derrière les fumées. L’image, étonnante, fait le tour des réseaux sociaux. Opération réussie pour le collectif d’avocats fulminants qui marque ainsi les esprits avec ses actions coup de poing et ses convictions anti-institutionnelles.
C’est que la « brigade des robes noires » n’en est pas à son coup d’essai. Les militants battent le pavé depuis 2019. L’étincelle est venue de la réforme des retraites qui a allumé la flamme de la révolte au sein des barreaux. Le gouvernement souhaitait alors fondre la caisse autonome des avocats dans le régime universel. De quoi faire vaciller l’équilibre précaire des petits cabinets, selon eux. « 90 % des barreaux s’étaient mis en grève.
Il y a eu un vent de solidarité encore jamais vu dans notre profession, du fait venue du sentiment d’être constamment inaudibles auprès des pouvoirs publics », explique Kian Barakat, 43 ans, spécialisée en justice criminelle et membre de la première heure du collectif. Pour cette avocate au barreau de Caen, la visite de Nicole Belloubet, alors ministre de la Justice, dans la ville calvadosienne, en janvier 2020, a été une occasion inespérée de montrer ce mécontentement général : elle se remémore cette brassée de robes jetées au pied de la garde des Sceaux, signe de protestation ô combien symbolique. « A partir de là, il y a eu une sorte de déverrouillage, on s’est décomplexés », raconte-t-elle.
Spontanément, la BRB s’enracine dans cette défiance face aux institutions. « Nous sommes nés d’une volonté d’être en accord avec les codes de la rue, de peser de façon plus spectaculaire dans le débat, donc de mener des actions coup de poing, pour marquer le coup », décrit Alexis Baudelin, 30 ans, avocat au barreau de Paris et de toutes les manifestations dans la capitale. Le 31 janvier 2020, le Jolly Roger flotte sur la place Vendôme, face au ministère de la Justice. « Sous les fenêtres de Nicole Belloubet », sourit Kian Barakat.
L’ironie d’une nouvelle génération
Cette bravade, premier coup d’éclat du collectif, dénote l’état d’esprit qui anime ses 200 à 300 membres répartis en sections, de Paris à Montpellier, Nancy ou les DOM-TOM. L’ironie devient leur marque de fabrique: le signe ‘’BRB’’ renvoyait initialement à la « Brigade de répression du bandistime ». Et l’organisation collective veut être aux antipodes du corporatisme de la profession. Sans porte-parole ni leader, refusant l’idée de la carte d’adhésion, « nous sommes dans l’air du temps », affirme Alexis Baudelin, qui ne repousse pas la comparaison avec le fonctionnement horizontal adopté par les gilets jaunes.
Partageant le modèle des mouvements sociaux actuels, la BRB semble surtout rendre compte d’une évolution notable au sein de l’univers très codifié des avocats. « L’image classique du barreau a éclaté. La profession se fait de plus en plus jeune, féminisée, plurielle avec ces avocats qui peinent à boucler leur fin du mois. La BRB est un produit de cette nouvelle génération qui n’hésite plus à se mobiliser », analyse David Van der Vlist, secrétaire général du Syndicat des avocats de France (SAF).
D’ailleurs, dans cette même veine, le SAF, premier organe représentatif de la profession dont est issue une grande proportion des membres de la BRB, essuie également les effets de cette désaffection pour les corps conventionnels : « On incarne aussi cette crise des modèles traditionnels. Avant, les syndicats pouvaient suffire. Mais ils sont aujourd’hui littéralement invisibilisés. Nous concernant, cela nous pousse à sortir des prétoires, à porter nos voix nous-mêmes, au plus près des justiciables », explique Alexis Baudelin. Et à contester avec eux.
Car, de toutes les causes auxquelles la Black Robe Brigade a été partie prenante, la loi relative à la Sécurité globale est celle qui polarise le plus le mécontentement de ces avocats principalement investis dans le domaine pénal. « Nous sommes des acteurs et des spectateurs de premier rang pour assister à ce qu’il se passe : un dysfonctionnement organisé de la justice par la mise en place de réformes attentatoires contre les libertés fondamentales. Et c’est ce pourquoi nous nous battons », martèle Kian Barakat. Dans ce souci constant de représentation, la toge est de mise dans les cortèges, malgré la tradition tacite de la nécessaire autorisation préalable de l’ordre pour défiler en tenue. L’avocate caennaise entend encore les applaudissements des manifestants quand le collectif a rejoint leur cortège. « La perception de l’avocat par l’opinion publique a évolué : montrer qu’on est là, en robe, cela prouve aussi notre transparence et le fait que les avocats ne sont plus des nantis assis sur des privilèges, poursuit-elle. Notre combat est très sérieux sur le fond. Nous réclamons une justice salutaire et non pas une justice qui broie. Mais on cherche à mener notre combat surtout de manière facétieuse. »
La liberté du pirate
L’incarnation de cette espièglerie est sciemment affichée : le Jolly Roger, l’emblématique drapeau pirate, ces fumigènes rougeoyants et la prégnance de la couleur noire. Des symboles rattachés à l’imaginaire de la gauche mouvementiste. Mais la BRB se défend de toute dimension partisane : « Il y a beaucoup de courants différents au sein du collectif. De gauche, de droite. Notre intérêt commun : c’est la défense des libertés », justifie Alexis Baudelin. Mais l’avocat parisien assume le choix du drapeau de la piraterie : « On lutte pour ce qui est typique des principes de la piraterie. On s’oppose aux institutions telles qu’elles sont établies, hégémoniques. On refuse l’autorité », assène-t-il. Un discours libertaire qui se prolonge dans la légende maritime associée au drapeau, avec la fondation mythique de Libertalia, colonie à la gloire de l’utopie pirate et républicaine prétendument née à Madagascar à la fin du XVIIe siècle. « C’est plutôt une sorte d’hommage à la liberté » tempère Kian Barakat.
Aussi, la BRB écarte les accusations, lancées par un pan de la profession, au sujet d’une éventuelle radicalisation. Exemple pour Alexis Baudelin : « La mise en place du couvre-feu à 18 heures n’a pas fait exception aux procédures judiciaires. Concrètement, nous ne pouvons plus accueillir de clients dès ce moment-là. Nous sommes furieux de cette décision, mais nous n’avons rien reproché à quiconque. Nous avons simplement fait remonter notre courroux à l’ordre, qui nous a suivi, raconte-t-il. On va dans la rue, on casse les codes, mais on ne veut pas écorner l’image de notre profession. »
Aussi, le syndicat de la profession, le SAF ne perçoit pas la BRB « comme un concurrent », remarque David Van der Vlist, son secrétaire général. « Je nous vois plus comme complémentaires, des partenaires malgré notre différence de structure. La BRB a une véritable force d’action qui est importante aujourd’hui, car elle permet de s’agréger pleinement à la mobilisation, de toucher plus de monde », avance-t-il. Et Alexis Baudelin d’espérer : « Peut-être qu’un jour, les marges dicteront leurs lois. » Les pirates n’auraient pas dit mieux.